PAPILLON ET BANCO
« Le film de ma vie se déroule rapidement devant moi :
Mon enfance auprès d’une famille pleine d’amour, d’éducation, de bonnes manières et de noblesse ; les fleurs des champs, le ronron des ruisseaux, le goût des noix, des pêches et des prunes que notre jardin nous donnait copieusement ; le parfum du mimosa qui, chaque printemps, fleurissait devant notre porte ; l’extérieur de notre maison et l’intérieur avec les attitudes des miens ; tout cela défile rapidement devant mes yeux. Ce film parlant où j’entends la voix de ma pauvre mère qui m’a tant aimé, et puis celle de mon père toujours tendre et caressante, et les aboiements de Clara, la chienne de chasse de Papa, qui m’appelle du jardin pour jouer ; les filles, les garçons de mon enfance, compagnons de jeux des meilleurs moments de ma vie, ce film auquel j’assiste sans avoir décidé de le voir, cette projection d’une lanterne magique allumée contre ma volonté par mon subconscient, emplit d’une émotion douce cette nuit d’attente vers le grand inconnu de l’avenir. »
H. Charrière, Papillon, Robert Laffont, 1969.
« Ma mère ? Une mère, une fée, oui, des tendresses, une communion entre elle et moi si profonde que nous ne faisions qu’un seul être je crois. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« C’était vraiment plus fort que moi, je ne pouvais pas agir autrement.
Depuis la mort de ma mère, quand j’avais presque 11 ans, j’avais gardé en moi
ce fer toujours rouge de l’injustice que m’avait faite le destin. On ne comprend pas la mort à onze ans, on n’accepte pas la mort. Que les très vieux meurent, à la rigueur. Mais sa maman, voyons, sa fée pleine de jeunesse, de beauté, de santé, débordante d’amour pour vous,
est-il possible qu’elle meure ? Et non seulement cela, mais cette chose ignoble qu’est la mort, il faut la comprendre et l’accepter. Ce n’est pas possible, non, ce n’est pas possible !
Vous auriez dû cacher toutes les mères si vous aviez voulu que je ne me révolte pas.
Et encore ! Je crois que j’aurais été capable d’être jaloux de l’agneau que sa mère lèche pour arrêter ses bêlements. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« La sirène du Napoli me fait sursauter et efface ce lointain passé, ces images de mes 17 ans où, avec mon père, nous sortons de la gendarmerie où je viens de signer mon engagement.
Mais, aussitôt après, surgit devant moi, comme le moment le plus désespéré,
le moment où j’ai vu pour la dernière fois mon père.
C’était dans un de ces sinistres parloirs de la prison de la Santé, séparés par un couloir de un mètre, chacun derrière une grille dans une sorte de cellule. Une honte, un dégoût de ce qu’a été ma vie et qui a conduit mon père là, pour trente minutes, dans cette cage à fauves, m’étreignent.
Il n’est pas venu pour me reprocher d’être le suspect numéro un dans une salle affaire du milieu. Il est là avec le même visage ravagé qu’il avait le jour où il m’a annoncé la mort de ma mère. Il est entré volontairement dans cette prison pour voir son petit une demi-heure,
pas avec l’intention de lui reprocher sa mauvaise conduite, de lui faire sentir les conséquences de cette affaire pour l’honneur et la paix de la famille, il ne me dit pas « tu es un mauvais fils »,non, il me demande pardon de ne pas avoir su m’élever.
Il ne vient pas me dire « Je t’accuse de… », au contraire, il me dit la dernière chose que j’aurais attendue, celle que mieux que tous les reproches du monde pouvait me toucher au plus profond du cœur : « Si tu es là, petit, je crois que c’est de ma faute.
Pardonne- moi, oui, pardonne-moi de t’avoir trop gâté. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« Voici plus de deux mois, en effet, que je suis là .Cette réclusion est la seule, à mon avis,
où il n’y ait rien à apprendre. Parce qu’il n’y a aucune combine. Je me suis bien entraîné à me dédoubler. J’ai une tactique infaillible. Pour vagabonder dans les étoiles avec intensité,
pour voir sans peine apparaître différentes étapes passées de ma vie d’aventurier ou de mon enfance, ou pour bâtir des châteaux en Espagne avec une réalité surprenante, il faut d’abord que je me fatigue beaucoup.
Il faut que je marche sans m’asseoir pendant des heures, sans arrêt, en pensant normalement à n’importe quoi. Puis, lorsque littéralement rendu je m’étends sur mon bat-flanc, je pose la tête sur la moitié de ma couverture et, l’autre moitié, je la replie sur mon visage. Alors, l’air déjà raréfié de la cellule arrive à ma bouche et à mon nez avec difficulté, filtré qu’il est par la couverture. Cela doit provoquer dans mes poumons un genre d’asphyxie, ma tête commence à me brûler. J’étouffe de chaleur et de manque d’air et alors, d’un seul coup, je m’envole.
Ah ! Ces chevauchées de l’âme, quelles sensations indescriptibles elles m’ont données.
J’ai eu des nuits d’amour, vraiment plus intenses que lorsque j’étais libre, plus troublantes, avec plus de sensations encore que les authentiques, que celles que j’ai vraiment passées.
Oui, cette faculté de voyager dans l’espace me permet de m’asseoir avec ma maman morte il y a dix-sept ans. Je joue avec sa robe et elle me caresse les boucles de mes cheveux qu’elle me laissait très longues, comme si j’étais une petite fille, à cinq ans. Je caresse ses longs doigts si fins, à la peau douce comme de la soie. Elle rit avec moi de mon intrépide désir de vouloir plonger dans la rivière comme je l’ai vu faire aux grands garçons, un jour de promenade. Les moindres détails de sa coiffure, la lumineuse tendresse de ses yeux clairs et pétillants, ses douces et ineffables paroles :
« Mon petit Riri, sois sage, bien sage, pour que ta maman puisse t’aimer beaucoup. Plus tard, toi aussi tu plongeras de très, très haut dans la rivière, quand tu seras un peu plus grand. Pour le moment, tu es encore trop petit, mon trésor. Va, il viendra bien vite, trop vite même, le jour où tu seras grandet. »
Et, la main dans la main, longeant la rivière, nous rentrons chez nous. C’est que je suis véritablement dans la maison de mon enfance. J’y suis tellement que j’appuie mes deux mains sur les yeux de maman pour qu’elle ne puisse pas lire la musique et continue pourtant de me jouer du piano. J’y suis, c’est vrai, ce n’est pas de l’imagination. Je suis là avec elle, monté sur une chaise, derrière le tabouret tournant où elle est assise, et j’appuie bien fort mes petites mains pour clore ses grands yeux. Ses doigts agiles continuent d’effleurer les notes du piano pour que j’écoute « La veuve joyeuse » jusqu’au bout.
Ni toi, procureur inhumain, ni vous, policiers à l’honnêteté douteuse, ni Polein, misérable qui a marchandé sa liberté au prix d’un faux témoignage, ni les douze fromages assez crétins pour avoir suivi la thèse de l’accusation et sa façon d’interpréter les choses, ni les gaffes de la réclusion, dignes associés de la « mangeuse d’hommes », personne, absolument personne, pas même les murs épais ni la distance de cette île perdue sur l’Atlantique, rien, absolument rien de moral ou de matériel n’empêchera mes voyages délicieusement teintés du rose de la félicité quand je m’envole dans les étoiles. »
H. Charrière, Papillon, Robert Laffont, 1972.
« Aimer, être aimé, avoir un foyer à moi, ô Dieu, que tu es grand de m’avoir donné cela !
Vagabonds des routes, vagabonds des mers, aventuriers qui ont besoin d’aventure comme sont indispensables au commun des mortels le pain et l’eau, les hommes qui volent dans la vie comme dans le ciel les oiseaux migrateurs, vagabonds des villes qui fouillent nuit et jour les rues des bas-fonds, visitent les parcs et traînent dans les quartiers riches, leur âme révoltée à l’affût d’un coup à faire, vagabonds anarchistes qui à chaque pas de leur existence trouvent que les systèmes sont de plus en plus égoïstes, les prisonniers libérés, soldats en permission, combattants qui reviennent du front, évadés poursuivis par une organisation qui veut les reprendre et les mettre au cachot pour les anéantir. Tous, oui, tous sans exception, souffrent de n’avoir pas eu un foyer à un moment ou à un autre, et quand la Providence leur en offre un,
ils y entrent comme je pénètre dans le mien, avec une âme nouvelle, pleine d’amour à donner et assoiffée d’en recevoir.
Ainsi donc, moi aussi, comme le commun des mortels, comme mon père, comme ma mère, comme mes sœurs, comme tous les miens, moi aussi j’ai, enfin, mon foyer, avec une fille qui m’aime dedans.
Pour que la rencontre avec Rita me fasse changer à peu près tout dans ma façon de vivre,
pour que je sente qu’elle sera la plaque tournante de mon existence, il faut que cette femme sorte de l’ordinaire. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« Chercher mon père, chercher mon père ! Lui, l’instituteur pur d’un village de l’Ardèche,
lui qui, pour la dernière fois, il y a vingt ans, vingt ans, n’a pas pu embrasser son fils,
lors de sa visite dans sa prison, condamné à être forçat à perpétuité, à cause des grilles du parloir. Ce père à qui Rita, ma femme, va pouvoir dire : « Je viens comme votre fille vous dire que votre fils a, par ses efforts, regagné la liberté, qu’il s’est fait une vie d’homme bon et honnête et qu’avec moi il a créé un foyer où il vous attend. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« Je n’oublierai jamais ce repas, le premier vraiment exceptionnel pour moi, dans un appartement somptueux à l’orée du bois de Boulogne. Dans toute ma vie, je n’avais connu que des milieux simples d’enseignants ou des restaurants de luxe. Mais un cadre et une ambiance aussi raffinés, je n’y avais jamais pénétré.
Je ne peux pas très bien te décrire, lecteur, toute la beauté, la communion d’esprit, l’émouvant de ces moments. Mais de toi-même tu peux imaginer l’intensité de ce que je ressens en découvrant un autre monde, une société tellement différente de ce que j’ai connu et, par surcroît, vivant un changement de ma vie aussi inattendu : je suis véritablement soûlé par le bonheur.
Dire à un homme qui a un passé comme le mien : « Tu vaux autant que n’importe quel homme, tu mérites les égards dus aux êtres hors du commun, tu es bien à ta place ici, au milieu de ma famille, dans ma maison, tu ne détonnes pas, je suis heureux de t’avoir chez moi. » Tout cela sans le dire vraiment, en le faisant sentir, sans un seul de ces compliments faciles qui écoeurent plus qu’ils ne font plaisir, rien, absolument rien ne peut arriver au cœur de cet homme avec une telle intensité. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« Vingt-six jours où l’inconnu que j’étais est devenu célèbre, adopté, choyé, vedette,
dans ce même pays, ce même peuple, dans ce même Paris qui m’avait condamné à crever comme des milliers d’autres en Guyane. C’est lourd à porter une figure de vedette.
Mais tous ces honneurs n’ont pas touché mon moi profond. J’ai vu trop de choses dans ma vie, du pire et du meilleur, pour ne pas penser que ce monde brillant est gentil avec moi maintenant, parce que je suis un personnage du moment. Mais après, quand par le courant normal des choses on passera a une autre actualité ?
Et ce qui reste important pour moi, l’émouvant, c’est quand la petite midinette, le hippy sympa, l’ouvrier à la chemise pleine de sueur viennent me serrer la main, me dire un bravo et me demander une signature sur un livre ou un bout de papier. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.
« Cette vie d’aventure que j’adore, où on joue tout, où quand on perd on recommence,
cette vie généreuse qui donne toujours quelque chose de nouveau à ceux qui aiment le risque,
cette vie où intensément on vibre jusqu’au plus profond des fibres de son être, cette vie qui palpite en nous dès qu’on bouge, dès qu’on saute par la fenêtre pour entrer dans l’aventure, cette aventure qui est à la portée de tous, même sur son palier si on le désire intensément, cette vie où tu ne seras jamais vaincu puisqu’au moment même où tu viens de perdre un coup tu en prépares un autre avec l’espoir d’être gagnant cette fois- ci, cette soif de vivre que l’on ne doit jamais vouloir calmer, où, à n’importe quel âge, dans n’importe quelle situation,
on doit se sentir toujours jeune pour vivre, vivre, vivre, en pleine liberté, sans barrière d’aucune sorte qui puisse te parquer dans quelque surface ou quelque collectivité que ce soit. »
H. Charrière, Banco, Robert Laffont, 1972.