LE SUCCES

 

          C’est en lisant « l’Astragale » d’Albertine Sarrazin que l’idée d’écrire sa vie, et plus précisément sa vie au bagne, revient à Henri Charrière. Il y pensait depuis des années, il en parlait souvent à Rita et Clothilde, mais sans arriver à s’y mettre. Peut- être fallait-il atteindre une vraie maturité, avoir passé le cap des 60 ans pour oser se lancer dans une telle aventure ? Oui, écrire enfin sa vie, autant pour témoigner de ce qu’était le bagne de Guyane que pour gagner un peu d’argent, tenter d’améliorer l’ordinaire.

          Après quelques essais infructueux, c’est dans l’arrière boutique du « Scotch-club » et sur des cahiers d’écoliers, qu’Henri commence réellement à écrire. Parce qu’il doute totalement de ses capacités, il lit quelques jours plus tard les premières pages aux deux femmes de sa vie : sa compagne et sa belle-fille. A la fois impressionnées et émues, tant par le contenu que par le style, elles l’encouragent vivement à continuer. A partir de là, Henri va écrire, écrire, et écrire des heures durant, le jour, la nuit, dans son bureau, à la terrasse d’un café, dans son appartement. Il laisse toute l’intendance à Rita pour ne se consacrer qu’à l’écriture. Il écrit de façon directe, comme il parle, avec force et tendresse. Il écrit sa vie comme il l’a vécue, mais aussi comme il se l’est imaginée pour survivre dans les cellules de la réclusion de l’île Saint-Joseph, enfin comme il se l’est construite au fil du temps  pour renaître et se valoriser après tant d’années de détention. Sur la base bien réelle de son parcours, il va rajouter nombre d’histoires vues ou entendues au bagne qu’il s’attribue et dont il est toujours le héros. Il ne fait en fait rien de plus que ce que font de nombreux bagnards à la même époque : enjoliver leurs vies et leurs parcours au bagne pour susciter l’attention et l’admiration de ceux qui les écoutent. Simplement, à la différence des autres, il a du talent ! Il sait de toute façon que 2 plus 2 ne font jamais 4 pour ceux qui ont trop souffert. Il sait aussi que la vérité n’est pas plus dans les rapports de police que dans les livres d’histoire. Elle n’existe que dans les souvenirs de ceux qui ont vécu les choses, gravée à jamais dans leurs cœurs. Il se raconte donc très librement, rapidement, et se livre avec le meilleur de lui-même, avec toute sa conscience bien sûr, mais  aussi avec toute son inconscience, sans imaginer un seul instant le prochain succès qui l’attends, sans savoir encore que ses pages feront bientôt le tour du monde, qu’elles seront étudiées et analysées par de nombreux journalistes, dont certains seront aussi envieux que tatillons. De l’automne 1967 au printemps 1968, en 6 mois à peu près, il termine son livre appelé « Les chemins de la pourriture ». 6 mois pour des centaines de pages manuscrites sur 13 cahiers d’écolier.

 

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Lettre d’H. Charrière à son neveu Jacques Bourgeas

 

          Mais à peine son travail d’écriture terminé se pose maintenant le problème de l’édition. Il décide, sur les conseils de Clotilde, d’envoyer un extrait de son livre à l’éditeur d’Albertine Sarrazin : Les éditions Pauvert. Celles-ci sont très intéressées mais ne peuvent donner suite au projet pour difficultés financières. Cependant, Henri fait confiance au directeur littéraire de cette maison, M. Jean-Pierre Castelnau, pour lui trouver un autre éditeur. C’est donc par son intermédiaire et par celui de l’intellectuel renommé Jean-François Revel que son livre sera quelques semaines plus tard dans les mains de l’un des plus grands éditeurs français : M. Robert Laffont. Celui- ci, connu pour quelques gros succès d’édition, adeptes des livres à succès, est immédiatement emballé par ce manuscrit. En refermant la dernière page, il dit à son épouse :

« Si ce livre ne devient pas un best-seller, je ne m’appelle plus Robert Laffont. »

          C’est donc à Paris, dans le bureau de ce dernier, qu’un contrat est signé quelques semaines plus tard entre l’éditeur et l’auteur. Le contact passe particulièrement bien entre ces deux hommes que tout oppose, amorce d’une relation suivie, fidèle, et qui dépassera vite le cadre strictement professionnel.
Charrière est invité à dîner un soir chez Robert Laffont :

«  Je n’oublierai jamais ce repas, le premier vraiment exceptionnel pour moi, dans un appartement somptueux à l’orée du bois de Boulogne. Dans toute ma vie, je n’avais connu que des milieux simples d’enseignants ou des restaurants de luxe. Mais un cadre et une ambiance aussi raffinés, je n’y avais jamais pénétré… 
… Je ne peux pas très bien te décrire, lecteur, toute la beauté, la communion d’esprit, l’émouvant de ces moments. Mais de toi-même tu peux imaginer l’intensité de ce que je ressens en découvrant un autre monde, une société tellement différente de ce que j’ai connu et, par surcroît, vivant un changement de ma vie aussi inattendu : je suis véritablement soûlé par le bonheur.
Dire à un homme qui a un passé comme le mien : « Tu vaux autant que n’importe quel homme, tu mérites les égards dus aux êtres hors du commun, tu es bien à ta place ici, au milieu de ma famille, dans ma maison, tu ne détonnes pas, je suis heureux de t’avoir chez moi. » Tout cela sans le dire vraiment, en le faisant sentir, sans un seul de ces compliments faciles qui écoeurent plus qu’ils ne font plaisir, rien, absolument rien ne peut arriver au cœur de cet homme avec une telle intensité.
Henri Charrière, Banco. »

          Le livre, rebaptisé  PAPILLON  par l’éditeur, publié sous l’appellation « Récit » et comme tout premier titre de la nouvelle  collection « Vécu », sort le 15 mai 1969. Même si Robert Laffont avait prévu et programmé son succès, sa maison d’édition est très vite dépassée par le succès hors- norme de l’ouvrage. Alors qu’un best-seller est défini à cette époque par le seuil difficilement atteignable des 100 000 exemplaires,  PAPILLON  atteindra le million d’exemplaires vendus seulement trois mois plus tard, à la fin de l’été 1969 ! Tous les records d’éditions sont largement dépassés.

dier_20140521081135          A partir de cet été, et grâce à ce qui ressemble déjà à une légende, la vie d’H. Charrière va basculer. Basculer de l’anonymat à la gloire, de l’ombre à la lumière. C’est un succès total, à la fois littéraire et populaire. Littéraire parce qu’il est de plus en plus souvent  cité comme un auteur d’exception, et ce, par les plus grands de la littérature française. Il reçoit les éloges de nombreux intellectuels ou artistes, dont François Mauriac et Simone de Beauvoir. Populaire parce que sa gueule, son franc-parler d’ancien truand, son talent d’orateur, séduisent l’homme de la rue, le peuple en général. Mais c’est pour lui bien plus qu’un succès, c’est une revanche ! Une revanche sur sa jeunesse difficile, sur son procès contesté, sur le bagne et ses cachots de Saint-Joseph, sur ses innombrables difficultés à devenir un honnête homme. Une revanche sur cette capitale qui l’avait exclu il y a longtemps à la pire des peines  pour le recevoir aujourd’hui comme un nouveau héros des temps modernes.

          C’est donc avec bonheur et avec une joie qu’il ne peut souvent dissimuler qu’il  participe de façon très active à la promotion de son ouvrage, qu’il accepte de se prêter au jeu des médias, de devenir la nouvelle coqueluche du tout Paris, avant de devenir celle des capitales européennes. Car le livre sort maintenant des frontières hexagonales pour devenir un succès européen puis mondial.

 

H. Charrière et Françoise Hardy

H. Charrière et Françoise Hardy

H. Charrière et Brigitte Bardot

H. Charrière et Brigitte Bardot

H. Charrière et Johnny Hallyday

H. Charrière et Johnny Hallyday

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H. Charrière avec Eric Tabarly, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan

H. Charrière avec Eric Tabarly, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan

 

 

          C’en est trop pour certains, qui n’apprécient pas les couleurs très colorées de ce Papillon flamboyant. Dès 1970, Gérard de Villiers présente dans son livre « Papillon épinglé » les résultats de son enquête au bagne et au Venezuela. C’est un travail uniquement à charge démontrant que le livre d’H. Charrière est romancé. L’enquête est pourtant sérieuse et instructive. Mais l’auteur l’écrit dans le feu de l’actualité concernant Papillon, et, bien qu’il s’en défende, dans un esprit polémique. Le résultat est donc mitigé : utile sur le plan du parcours, du tri entre la réalité et la romance. Très incomplet et très partial sur le plan de la compréhension du personnage.  L’intérêt de ce livre réside dans la découverte du parcours réel d’H. Charrière au bagne. Il est suivi dans cette voie par le journaliste Georges Ménager qui publie la même année « Les Quatre Vérités de Papillon ». Ce livre présente, grâce à la complicité d’un commissaire divisionnaire, l’enquête de police de 1930. Les extraits présentés, très subjectivement sélectionnés, tentent de démontrer la culpabilité d’H. Charrière. Mais comme il n’apporte aucun élément nouveau qui pourrait  prouver un tant soit peu sa culpabilité, ce livre n’apprend  finalement rien de plus que ce que l’on savait déjà en 1930. Écrit uniquement à charge bien sur, il comporte de surcroit de nombreuses erreurs, tant sur le plan historique que sur la personnalité d’H. Charriere. Si ces livres participent, indirectement, à la publicité, et donc au succès commercial de l’ouvrage  PAPILLON, ils atteignent malgré tout l’honneur difficilement gagné d’H. Charrière, ainsi que sa crédibilité sur la version donnée de son passé.

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H. Charrière et Robert Laffont à la conférence de presse du Lutécia à Paris

          Ces deux livres sont le départ d’une entreprise de dénigrement et de calomnie qui permettent à tous les jaloux et les aigris d’épancher leur fiel contre celui que tout le monde vénère aujourd’hui. Et ils sont nombreux… écrivains non reconnus, journalistes de faits-divers, anciens forçats restés dans l’anonymat et la misère, tant à Paris qu’en Guyane, etc.
Charrière subira plusieurs procès, qu’il gagnera tous.
C’est dans ce contexte, et pour tenter de mettre un terme à ces polémiques, que son éditeur  organise une conférence de Presse à l’hôtel Lutécia à Paris.
Conférence tumultueuse et très brouillonne qui n’apportera rien de plus au débat, si ce n’est d’entendre H. Charrière reconnaître que son livre détient 75 % de vrai et 25 % de faux. Ce sera l’unique fois dans ces années de polémique où il fera une concession à son discours qui ne changera jamais, à savoir qu’il se proclame encore innocent du meurtre de Roland Legrand et qu’il affirme toujours avoir vécu l’intégralité des histoires écrites dans son livre.
Robert Laffont, loyal, fidèle, le soutiendra jusqu’au bout.

          Peut-être parce qu’il se souvient de ce que lui avait dit son auteur lorsqu’il lui avait confié son manuscrit ? : « C’est ma vie, faites en ce que vous voulez ! », et que c’est lui qui a pris la responsabilité de le publier sous l’appellation « Récit » et non sous celle de « Roman », définitions éditoriales  totalement étrangères à H. Charrière ! Mais c’est un choix que Robert Laffont assume aujourd’hui pleinement, car s’il se doute bien que son auteur n’a pas vécu l’intégralité des histoires racontées dans PAPILLON, il sait aussi que ce livre n’est en rien un roman. L’enquête qu’il diligentera auprès de son documentaliste, M Roger-Jean Ségalat, en Guyane, au Surinam, à  Trinidad, au Venezuela et en Colombie,  et ce durant 3 mois,  ne lui fera pas changer d’avis malgré le fait que son enquêteur confirme bien la partie romancée de l’ouvrage. Il continuera de penser qu’on ne peut pas définir PAPILLON comme un roman. En fait et pour conclure, chacun reconnait aujourd’hui que le seul terme juste qui convient pour le livre PAPILLON est : « autobiographie romancée » ou « roman autobiographique ».
Termes qui n’existaient pas en 1969….

          Ces polémiques fatiguent désormais Henri, et, de surcroit, Rita ne se plaît pas vraiment en France. Ils décident donc de s’installer en Andalousie dès 1971, dans une vaste demeure contemporaine à Fuengirola.

          Assumant parfaitement son nouveau statut de vedette, H. Charrière s’initie aussi cette année-là au cinéma. Il écrit le scénario et joue le rôle principal d’un film « Popsy Pop ». Sans doute parce qu’il ne peut pas exceller dans tous les domaines, ce film assez mauvais est un échec. Son seul intérêt réside, pour les inconditionnels, dans le fait de le voir jouer avec Claudia Cardinale. Pour ne pas rester sur une défaite, il réalise dans la foulée deux disques :
« Papillon raconté par Papillon » et «  Papillon raconte aux enfants les merveilleuses histoires de ses amis indiens ».

 

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H. Charrière et Claudia Cardinale lors du tournage de Popsy-Pop

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          1971 est aussi une année capitale sur le plan personnel.
Après avoir divorcé de Georgette Fourel en 1970, son ancienne compagne parisienne épousée en 1931 alors qu’il était prisonnier à la Santé, Henri régularise sa situation avec Rita par un mariage à Caracas en 1971. Fidèle à lui-même, alors que rien ne l’y obligeait, il versera à sa première épouse, Nénette, en échange de ce service qui ne fait qu’entériner une situation de fait de 38 ans, une pension mensuelle  jusqu’à la fin de sa vie ! A son décès, c’est Rita qui prendra le relais et qui continuera de verser cette pension.

 

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Traduction de l’acte de mariage d’H. Charrière et de Rita Bensimon

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Consentement de mariage d’H. Charrière et Rita Bensimon

 

          En 1972, H. Charrière publie son deuxième livre : BANCO.
Ce livre est destiné aux innombrables lecteurs qui veulent en savoir plus sur sa vie, mais c’est aussi une réponse à tous ses détracteurs, dont les auteurs des deux ouvrages écrits contre lui. Puisque  PAPILLON n’était qu’un livre écrit sur le bagne, il raconte ici ce que fut sa vie avant et après cette période tragique. Son enfance et sa jeunesse jusqu’à sa condamnation. Sa vie au Venezuela après sa dernière évasion et jusqu’au succès de son premier livre. BANCO, édité aussi chez Robert Laffont, plus autobiographique et tout aussi émouvant que PAPILLON, se vendra bien, même s’il sera très loin des tirages du best-seller qui a fait son succès.

          En ce début d’année 1973, H. Charrière se penche très sérieusement sur un autre évènement très important qui se prépare. En effet, depuis la fin de l’année 1969, se tramait doucement le projet d’un film, qui, tiré du livre, s’appellerait lui aussi : PAPILLON. Le producteur français Robert Dorfmann avait repris en 1970 les droits d’adaptation au cinéma auprès de Walter Reade qui les avait acquis auprès de Robert Laffont l’année précédente. Le nouveau producteur choisit comme réalisateur Franklin J. Schaffner qui vient d’obtenir un succès très important aux Etats-Unis avec « Patton », lui permettant d’obtenir l’oscar du meilleur film. Ce dernier engage deux stars du cinéma pour tenir les rôles  principaux : Steve Mc Queen pour jouer le rôle de Papillon,  Dustin Hoffman pour celui de Louis Dega. La réalisation du film démarre en février 1973 en Jamaïque, pour une durée programmée de 4 mois. Conscient de l’importance qu’aura pour sa notoriété ce nouveau projet, H. Charrière, engagé une fortune comme consultant, se rend sur place plusieurs fois pour suivre l’évolution du film, et s’assurer de la conformité de celui- ci par rapport à son livre. Il suit les scènes de tournage, donne son avis, plaisante avec les acteurs, « bouscule » parfois gentiment Steve Mc Queen… Il est ravi de savoir que ce film sortira en principe dès l’été, puisqu’il doit d’abord passer en avant première à New York le 30 juillet avant un parcours national et international dès l’hiver.

 

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H. Charrière et Steeve Mc Queen lors du tournage du film Papillon en Jamaique

 

          Il sera à New York bien sûr, il en sera même la vedette. Il espère seulement qu’il ne sera pas trop ennuyé par ses problèmes de santé, sa gorge notamment qui lui fait de plus en plus mal, de plus en plus souvent, au point de le faire souffrir lorsqu’il fume ses énormes cigares cubains.