LE VENEZUELA

 

          Après deux années difficiles à tenter de refaire sa vie à Caracas, Henri Charrière décide en 1948 de tenter sa chance à Maracaibo, ville importante située à la frontière colombienne, et qui se développe très rapidement par l’industrie du pétrole. Il se fait engager  comme guide pour les expéditions géologiques d’une compagnie pétrolière américaine :
La Richmond Exploration Company.

          C’est peu de temps après qu’il fait la connaissance de celle qui deviendra sa compagne : Rita Alcover née Ben Simon.
Née le 15 octobre 1910 à Tanger, dans un milieu fort modeste, elle a eu l’enfance et la jeunesse des enfants de ces quartiers populaires, à la fois pauvre et libre. De quoi lui forger un certain tempérament, une résistance à l’adversité. Elle est arrivée au Venezuela peu de temps avant Henri et dans des conditions à la fois épouvantables et rocambolesques. Suite à une faillite, elle a dû, avec son mari, quitter le Maroc de façon clandestine. La traversée de l’océan sur un rafiot de fortune a été une épopée cauchemardesque où elle risqua plusieurs fois sa vie.
Le couple Alcover s’installa à Maracaibo pour y tenir un petit hôtel dénommé « Le Véracruz », avant qu’il ne se séparât rapidement.
Rita fut donc seule à tenir l’établissement dans une ville en pleine expansion, soumise à tous les trafics et réputée très dangereuse.
Il est probable que son parcours, son arrivée récente au Venezuela, aient été des facteurs importants de rapprochement avec Henri, de compréhension de son nouvel hôte.

          Henri s’installe très vite avec Rita, et quitte son emploi de guide un peu plus tard pour tenir l’hôtel avec sa nouvelle compagne. Ce couple très amoureux va bien s’entendre et Rita va  faire venir sa fille Clothilde dans son nouveau foyer. En effet, celle-ci était restée dans sa famille au Maroc en attendant que sa mère s’installe au Venezuela. Henri va se découvrir une nouvelle vocation de père, va très bien s’entendre avec sa belle-fille et  entretiendra avec elle d’excellentes relations jusqu’à la fin de sa vie.

 

rita-7_20140421094947

Rita jeune au Maroc

rita-5_20140421095012

Henri et Rita à Maracaibo entre 1948 et 1953

Rita dans le patio du Véracruz

Rita dans le patio du Véracruz

 

          Henri et Rita ont également le sens du commerce.
Le « Véracruz » devient vite un hôtel restaurant reconnu pour la qualité de son accueil et de sa cuisine. Il devient aussi le lieu de passage obligé des Français. Pourtant, malgré sa renommée, les affaires ne sont pas toujours florissantes, notamment parce qu’Henri développe comme jamais ses qualités d’hospitalité et de générosité, recevant de nombreux clients qui ne peuvent régler, comme l’aventurier Georges Arnaud par exemple, auteur du « Salaire de la peur », qui sera hébergé gracieusement au « Véracruz » en 1949. ( La gratitude n’était apparemment pas le fort de Georges Arnaud, puisqu’il prendra part aux  polémiques des années soixante-dix en critiquant H. Charrière de façon très caricaturale.)
En 1953, l’hôtel est finalement payé.
Rita et Henri décident de poursuivre l’aventure à Caracas.
Que de chemin parcouru depuis 5 ans !

 

veracruz-1_20140421094546

L’hôtel Le Véracruz

veracruz-2_20140421094623

H. Charrière dans le patio du Véracruz

H. Charrière dans le patio du Véracruz

H. Charrière et Clothilde Alcover

Maracaibo est la ville qui a vu la transformation de cet ancien bagnard en commerçant respecté. Premiers salaires, premier commerce, nouvelle vie amoureuse. Et c’est aussi la période où Henri renoue doucement avec les siens par un voyage extraordinaire de Rita en France et en Ardèche, où il  retrouve aussi la trace de son ancien protecteur au bagne, le Dct Guibert- Germain, actuellement en Indochine, avec qui il correspond à nouveau par courrier.
Cette période qui s’achève, d’une richesse inouïe sur le plan personnel, est celle des promesses tenues, des paris gagnés sur la vie, de l’affirmation de soi. Sans doute ne dira t-on jamais assez l’influence très positive de Rita Ben Simon sur H. Charrière.

 

 

 

certificat-venezuelien-recto

certificat-venezuelien-verso

 

          Mort il y a bien des années par le décès de sa mère, c’est par sa nouvelle compagne et par l’amour qu’elle lui porte, qu’ Henri va se réinsérer à la société et à son nouveau pays, qu’il va simplement retrouver le goût du bonheur.

« Aimer, être aimé, avoir un foyer à moi, ô Dieu, que tu es grand de m’avoir donné cela ! Vagabonds des routes, vagabonds des mers, aventuriers qui ont besoin d’aventure comme sont indispensables au commun des mortels le pain et l’eau, les hommes qui volent dans la vie comme dans le ciel les oiseaux migrateurs, vagabonds des villes qui fouillent nuit et jour les rues des bas-fonds, visitent les parcs et traînent dans les quartiers riches, leur âme révoltée à l’affût d’un coup à faire, vagabonds anarchistes qui à chaque pas de leur existence trouvent que les systèmes sont de plus en plus égoïstes, les prisonniers libérés, soldats en permission, combattants qui reviennent  du front, évadés poursuivis par une organisation qui veut les reprendre et les mettre au cachot pour les anéantir. 
Tous, oui, tous sans exception, souffrent de n’avoir pas eu un foyer à un moment ou à un autre, et quand la providence leur en offre un, ils y entrent comme je pénètre dans le mien, avec une âme nouvelle, pleine d’amour à donner et assoiffée d’en recevoir. Ainsi donc, moi aussi, comme le commun des mortels, comme mon père, comme ma mère, comme mes sœurs, comme tous les miens, moi aussi j’ai, enfin, mon foyer, avec une fille qui m’aime dedans.
Pour que la rencontre avec Rita me fasse changer à peu près tout dans ma façon de vivre, pour que je sente qu’elle sera la plaque tournante de mon existence, il faut que cette femme sorte de l’ordinaire. »
( Henri Charrière, Banco )

          Leur tout nouvel établissement dans la capitale Vénézuelienne s’appelle L’Aragon. C’est un  restaurant situé en bordure du très joli parc Carbobo. Et ici comme à Maracaibo, les affaires reprennent, continuent, se développent. Au fil des ans, en fonction des opportunités et de l’état de leurs finances, ils tiendront successivement différents établissements : Bars, restaurants, hôtels, discothèques. Mais l’affaire à laquelle Henri sera le plus fidèle est certainement un restaurant- boîte de nuit situé sur les collines dominant la capitale à une dizaine de minutes du centre-ville : Mi Vaca y Io ( Ma vache et moi ). Il fera même de la vache à cette époque son emblème personnel.

 

H. Charrière Rita et Clothilde dans leur établissement « Le Grand Café » à Caracas.

H. Charrière Rita et Clothilde dans leur établissement « Le Grand Café » à Caracas.

 

          Durant toutes ces années, 1956 est sans doute l’une des plus importantes. Après huit ans passés sans condamnation, sans problèmes d’aucune sorte, reconnu par tous comme un homme ayant réussi son intégration, H. Charrière devient officiellement citoyen vénézuélien le 5 juillet 1956. Profitant de son nouveau passeport, il s’embarque avec Rita à bord du « Napoli », paquebot qui l’emmène pour la toute première fois depuis son départ pour le bagne en 1933, vers l’Europe, et plus précisément vers l’Espagne et Barcelone. Il retrouve enfin ses deux sœurs, leur mari et leurs enfants,  pour de longues et inoubliables  vacances à Rosas.

          A la fin de cette décennie, H. Charrière est reconnu dans la capitale de sa nouvelle patrie comme un commerçant bien installé, évoluant au carrefour des mondes de la nuit, des affaires et de la politique. Il est considéré comme  un « parrain » arbitrant les différents du Milieu français de Caracas, pour la plus grande satisfaction des autorités Vénézuéliennes. S’il reste lui-même, c’est-à-dire s’il continue à préférer le monde de la nuit à celui trop triste du jour, à préférer celui des fêtes et des jolies filles à la morosité du quotidien, il ne succombera plus à ses travers de jeunesse, le proxénétisme par exemple, et restera toujours dans les limites de la légalité. Il aurait d’ailleurs du mal à s’affranchir de certaines conventions morales. Rita, d’une parfaite honnêteté, veille sur lui, et se charge régulièrement de lui rappeler ses nouvelles obligations.

 

attestation-de-moralite-1

attestation-de-moralite-2

 

          C’est pourtant au cours de l’année 1962, un peu lassé de ses activités nocturnes, et éprouvant de surcroît une envie puissante de se renouveler, qu’il décide de vendre ses commerces  pour se lancer dans un nouveau projet important de pêche aux crevettes, nommées là-bas les camarons.
Il s’installe donc à nouveau à Maracaibo avec Rita pour une nouvelle aventure inédite. Celle d’une activité industrielle et commerciale avec de nombreux salariés. Mais ne s’improvise pas entrepreneur qui veut !
Après un début  prometteur, les difficultés vont petit à petit arriver, et c’est finalement une  association malheureuse avec un américain malhonnête qui va précipiter la faillite de l’entreprise. Ce qui fera dire cette phrase extraordinaire à H. Charrière :

«  Dorénavant, plus d’affaires avec les honnêtes gens, ils sont trop menteurs et voleurs ! A l’avenir, je ne traiterais qu’avec les truands ! Au moins, avec eux on sait où on est ! »

          Il faut donc repartir à Caracas dès 1964, mais avec cette fois beaucoup moins de moyens. C’est donc par un café restaurant fort modeste appelé « Le Gab » qu’Henri et Rita reprennent leurs activités commerciales connues.

          1967 reste aussi une année importante puisqu’ H. Charrière est prescrit. Il n’était jusqu’à présent pour la France qu’un bagnard en cavale. Son pays d’origine renonçant désormais à le poursuivre, il est libre de rentrer chez lui s’il le souhaite, sauf dans le département de la Seine qu’il n’a plus le droit de visiter. C’est donc cette année-là qu’il revient en France, seul et pour la première fois depuis 34 ans, pour une grande tournée qui lui fera faire le tour de sa famille et de certains de ses amis. Mais parce qu’H. Charrière garde encore en lui quelque chose de Papillon… il passera bien sûr quelques journées dans le département interdit de la Seine, à déambuler dans les rues d’un Paris qu’il ne reconnaît plus.

 

notification-de-sa-prescription

 

          La fin de cette année 1967 est morose.
Un tremblement de terre important, qui a fait de nombreux morts et détruit nombre d’immeubles et d’infrastructures, paralyse en partie la vie à Caracas. Les affaires s’en ressentent, surtout celles liées aux loisirs. L’urgence est à la reconstruction, pas à l’amusement.Les recettes du « Scotch- club », dernier  établissement d’Henri et Rita, s’en ressentent. Ils sont obligés d’adopter à nouveau un train de vie des plus modestes, ce qui ne correspond pas du tout au tempérament fantasque et joueur d’Henri.

          Il se pose donc à nouveau des questions sur son avenir.
Questions d’autant plus légitimes qu’il a dorénavant 61 ans, et qu’il vit dans un pays où la retraite n’existe pas. Il lui faut trouver une autre activité, d’autres sources de revenus, et de façon à la fois légale et honnête bien sûr. D’autant plus qu’il éprouve à nouveau le besoin, comme en 1962, de changer d’air, d’expérimenter autre chose, de se renouveler une fois encore, une fois de plus.
Changer ?
Oui, bien sûr !
Mais pour faire quoi ?